Sortie familiale
Je savais où l'on allait, mais frère et sœur l'ignoraient encore. Nous avancions au milieu de la foule, place de la Concorde, en direction d'un modeste théâtre. Arrivés devant les portes vitrées, le secret n'en était plus un: les affiches avaient trahi la surprise.
Quatrième rang, à la corbeille. Nous restons sur le bord du siège, pour tâcher de voir par-dessus la tête des spectateurs assis devant nous. Mais au fait, qu'allons-nous voir déjà? Nous allons écouter du Paul Valéry, du Roland Barthes, du Chrétien de Troyes, du Rimbaud et du La Fontaine. Nous allons voir Fabrice Luccini.
Ce type est un fou. Un fou dans le bon sens du terme, évidemment. Pendant plus d'une heure et demie, il nous a lu et joué des textes que jamais je n'aurais été lire de moi-même, surtout pas les théories de Paul Valéry sur la poésie. Mais étrangement, par je ne sais quelle alchimie, lorsque cet homme lit du Valéry, tout se fait clair dans notre cerveau. Il a l'art de mettre en lumière l'essentiel, de répéter la phrase, d'articuler les idées de telle sorte que tout devient limpide.
D'ailleurs, ce texte – ou devrais-je dire ces textes – de Valéry m'a fait revenir en mémoire le cours d'hypokhâgne, le seul qui m'ait marquée suffisamment pour que je le retienne, sur la poésie. Les explications de texte sur Mallarmé, et cette idée que la sonorité des mots en dit bien plus que le mot lui-même, que la langue est mal fichue puisque le signe est arbitraire, et ce genre de choses. Bref, je puis désormais dire que, lu par Fabrice Luccini,j'aime bien Paul Valéry.
« Les mots sont des planches jetées sur un abîme, avec lesquels on traverse l'espace d'une pensée, et qui souffrent le passage et non point la station. »
De lectures inspirées en délires hallucinants, nous avons vogué toute la soirée au rythme de fous-rires et de citations. Imitations hilarantes, piques assassines contre politiques de tous bords alternant joyeusement avec des extraits d'une poésie à couper le souffle. Tout dans son enthousiasme montre son amour pour la langue et la littérature. Passer un quart d'heure sur une seule phrase ne le dérange pas, la répéter en une litanie interminable, jusqu'à être certain d'en avoir transmis la beauté et l'unicité.
Et puis, pouvoir dire « j'ai vu Fabrice Luccini sur scène », ça a un peu la classe quand même.