V comme...
Des vacances à Venise, le rêve. Quatre jours, c'est peut-être court, mais quand on a l'envie et la motivation, on trouve toujours le temps d'ajouter une petite virée par-ci, une autre par-là. À la fin du séjour, on n'a pas vu le temps s'envoler, mais on a les pieds enflés. Je pourrais bien sûr vous faire un vibrant éloge de la ville, de son vertigineux campanile, de sa vaste place, de ses vitrines versicolores, de ses palais vermeil, vermillon ou violets, de ses ponts ventrus aux voluptueuses voussures; je pourrais aussi vitupérer contre les vulgaires vadrouilleurs qui par milliers observent attentivement ce qu'ils voient de vestiges, contre cette foule volage qui, à l'heure des vêpres, se hâte vers quelque vaporetto vrombissant, valise à la main. Mais je ne le ferai pas: d'une part, mes photographies parleront mieux de l'architecture que mes mots éraillés; d'autre part, je n'ai rien contre le vulgum pecus, puisque j'en fais moi-même partie, cornet vanille à la main et lunettes de soleil sur le nez. C'est le lot de tout voyage à Venise.
Ce qui est étrange, c'est que j'aime cette ville. Je l'aime, je crois, plus que tout autre. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais une chose est sûre: ce n'est pas sa beauté seule qui me séduit. J'ai ressenti, comme lors de ma première visite en ces lieux, une sorte de mélancolie qui émane de ces ruelles. Cela m'a d'autant plus frappée qu'une vapeur se posait comme un voile sur les rues, chape de plomb émanée des canaux sous le soleil estival. Venise ne vit que par le tourisme. Tout est fait, tout ne respire que pour ces promeneurs évaporés: le viril gondolier et la vieille voûte, le vendeur de verre et le vantail verni, tout n'est que valetaille virevoltante au service de cette volière volubile de ventripotents. Et c'est effrayant. Parce que ce vivier de Coréens, Japonais et Chinois, Français, Allemands et Anglais est fort versatile. Et si demain tout cessait? Venise mourrait.
Les vétustes palais tiennent à peine debout; le crépi s'effrite, les portes sont vermoulues. Toute cette apparence de richesse est un masque qui cache des immeubles que la ruine menace. Les vagues emportent tout, il ne reste que ce que l'on veut sauvegarder. La vésanie et la vilenie des hommes fait courir un risque à cette ville-vétéran, cette Vénus vulnérable. Les canaux verdoient dans leurs tons vert-de-gris, dégageant sous le soleil de midi cette odeur de vase et d'eau saumâtre. Et pourtant, à chacune de ces portes sur l'eau s'ouvre un roman dans lequel capes de velours violine ou vert d'eau et pantoufles de vair montent ces marches de marbre, les vrilles de la vigne éclatent de verdeur dans les jardins; voici dans le vestibule viole, violon et violoncelle virtuoses. Le verrou d'un coffret se referme en vitesse sur un vélin destiné à quelque amant du voisinage.
Le bruit du ventilateur dans la chambre me réveille, le rêve s'achève, ne laissant dans mon cerveau que quelques vaguelettes et volutes, version vaporisée d'une histoire que je connais mal. Mais je vogue sur les voies mouvantes de cette ville sur l'eau, laissant s'égarer ma vision et vouant mes plus chers projets au sauvetage de Venise. Du rêve ou de la réalité, qui aura la victoire?
Photographies de mon masque vénitien, jeu sur les ombres.