Pour toi...
Au début,
je ne te voyais presque jamais. Chaque fois que tu rentrais, je
t'accompagnais voir tes salades. Puis le temps a passé. Vous
avez déménagé. Tu as eu un jardin autre qu'une
plate-bande dans la cour du collège. Je te voyais quelques
jours aux Grives, quand tu avais réussi à sortir de ton
bureau. Nous allions te chercher à l'aéroport.
Tu étais
incapable de te reposer. Tu bricolais, tu jardinais. Tu jurais, tu
râlais. Je t'entends encore. « Merde! »
Ta voix commençait basse puis s'élevait. De temps à
autre, tu accompagnais cela d'un « chié! ».
Rien ne marchait jamais comme tu le voulais, mais le résultat
était toujours impressionnant.
Tu as fabriqué
mon premier bureau. Tu m'as appris à clouer et à scier.
Tu m'as enseigné l'arrosage des salades et comment tailler les
rosiers. Tu m'as légué ton juron favori. Plus tard, tu
m'a inculqué les règles de la belote.
Avec toi, j'ai
parcouru la Wolfsklam « en petites foulées ».
Avec toi, je me suis perdue dans Séville.
Tu avais horreur
de rester inactif. Tu as travaillé toute ta vie durant, même
après la retraite. Tu t'échappais dans ton atelier.
Puis, enfin, tu as été réellement à la
retraite. Tu avais peur de t'ennuyer. Alors tu as voyagé.
Mais, à peine un an d'otium que la maladie t'a frappé.
Tu n'avais jamais été malade de ta vie. Et la leucémie
a osé s'attaquer à toi. Quelle injustice pour quelqu'un
d'aussi honnête et droit que toi!
Tu en as réchappé
une fois. Ce fut un miracle. Je m'en souviens comme si c'était
hier: je rentrais de Venise et j'ai appris que les médecins
n'osaient se prononcer sur ton état. Et quand tu t'es
réveillé, même les spécialistes ne
comprenaient pas ce qui s'était passé.
Je ne t'ai pas vu
à l'hôpital. Mais tu es rentré pour Noël
cette année-là. Tu étais maigre. Tu marchais
avec une canne. Ça m'a fait bizarre. Un semblant de paix
s'était installé. Puis nous avons oublié la
maladie. C'est alors qu'elle est revenue, sans prévenir. Et
cette fois, tu ne t'es pas réveillé. Je l'ai appris en
sortant de cours. J'allais déjeuner chez mes grands-parents.
Quand j'ai vu mon père, mon frère et ma sœur qui
n'étaient pas invités, je n'ai pas compris. On me l'a
dit avant de passer à table. Mon sourire s'est affaissé.
Une larme, unique, a coulé.
À
l'enterrement, je n'ai pas pleuré. J'ai juste été
bouleversée de voir mon oncle et mes cousins pleurer... Je
n'avais pas réalisé. Je n'ai pas voulu te voir avant
que tu ne partes définitivement. Je voulais te garder intact
dans ma mémoire. Je m'en voulais de ne pas pleurer. J'ai eu
peur de ne pas t'aimer.
Puis j'ai réalisé,
un an après. J'ai pleuré quand je suis retourné
aux Grives. J'ai compris que je n'entendrais plus tes jurons. Que tu
ne chanterais plus « Étoile des neiges, mon cœur
amoureux... », faux, rien que pour embêter Mamie. Tu
ne chanterais plus ton unique « passer mes doigts dans les
cheveux d'Esméralda! ». Tu n'éplucherais
plus les haricots avec nous sur la terrasse le soir. Tu ne plongerais
plus du muret dans la piscine. Tu ne ferais plus pousser tes radis.
Tu n'observerais plus avec espoir ton prunier rachitique. Tu ne nous
parlerais plus des charançons.
Tu ne sauras pas
que j'ai eu mon permis, toi qui me l'as offert. Mais si je l'ai eu,
c'est grâce à toi, je le sais. Des salades ont été
replantées sur tes plates-bandes. Nous chantons encore
« Étoile des neiges » ou « Esméralda ».
Je t'ai pris tes espadrilles et ton chapeau de paille. Merci Papi.